Orphée, de Gustave Courtois, 1875 Revue Correspondance(s) 08

Numéro 8

Editeurs scientifiques :

Editeur : UFR des Arts, Université de Strasbourg

ISSN : 09939970

Parution : avril 1998

Prix : 12 EUR

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     Cette tête pourrait-elle (encore) nous dire quelque chose ? Et le nom d'Orphée lui-même appellerait-il d'autres échos que la vague rumeur d'un chant devenu inaudible ? Il était en effet à craindre que ce poète, dont l'intelligibilité était jadis réputée universelle, n'ait plus désormais voix au chapitre de notre contemporanéité. La représentation que nous en avons choisi ne laisse-t-elle pas d'ailleurs entendre l'épuisement du mythe ? Notre Orphée — consciencieusement réduit à l'état de nature morte par une peinture fin de siècle — semblait se confondre avec l'obsolescence de ses attributs : la lyre est ensablée, les lauriers sont coupés... Et cy-gîrait donc Orphée, portrait d'un poète en épave impavide, que, tel un faire-part nous avions adressé sous forme de carte postale, à quelques correspondants... Leurs réponses ont décidé du sommaire de ce numéro. Elles y déploient —conformément à notre projet éditorial, la pluralité de lectures qu'une même image est toujours susceptible d'appeler. Celles que nous publions ici ont souvent interrogé l'étrangeté de cette reproduction, décelant sous l'académisme de la forme une modernité ou une morbidité ambigües. Manifestement cet assemblage de signes échoués ou silencieusement échus révèle une peinture bruissante d'indices et d'énigmes. Parmi les pièces détachées de ce cadavre exquis, la tête d'Orphée en aura même retrouvé une identité posthume. Nombreux sont aussi les musiciens qui ont tenu à nous répondre. Ils ne pouvaient en effet manquer de se souvenir de ce que leur art doit à la légende orphique (à commencer par l'idée de l'opéra), tout comme au mystère de son jeu et de son chant. Mais Orphée n'est pas seulement le modèle du musicien charismatique et harmonisateur ; il reste aussi la figure emblématique du poète dans laquelle d'autres poètes s'étaient reconnus (Goethe et Cocteau plus particulièrement) et qui pouvait toujours en inspirer de nouveaux — Michel Onfray et Olivier Py en témoignent dans ces pages. Orphée n'aurait donc pas fini de faire parler de lui. D'un modèle l'autre, on croit comprendre certains de des mobiles qui conduisent tant de créateurs à se réclamer de ce mythe tutélaire. Orphée désigne en effet à l'artiste une origine et un but ; il y trouve la fiction incarnée de pouvoirs qui ne tiennent généralement qu'à l'intuition. La perméabilité d'Orphée à l'opacité du monde faisait de lui le garant d'une unité possible, d'une universalité qui pourrait toujours être atteinte ou retrouvée. Sa sensibilité hors du commun le portait au dépassement des apparences comme de toutes limite. De sublime, Orphée n'en vient-il pas d'ailleurs à transgresser l'interdit essentiel ? Car Orphée reste évidemment celui qui triomphe de la mort — celle d'Eurydice comme de la sienne propre. Traduisons : ce fantôme qui n'en finit pas de refaire surface et persiste à chanter, c'est la phantasme, l'ambition inquiète de l'art. Le personnage d'Orphée n'est lui-même qu'un symbole — Peter Greenaway le figure justement ici comme une allégorie —, ce qui reste et insiste de ce porte-voix, c'est avant tout l'orgueilleuse certitude que nos créatures, par l'art animées, puissent avoir raison de l'inacceptable et de l'oubli. Cette tête qui ne dit mot ne dira pas le contraire. Le peintre aura eu soin de la suggérer simplement assoupie, prête à s'animer à l'appel de nos propres mots. Il faut bien croire quelquefois aux "mensonges qui disent la vérité"¹.

¹ En écho à la conclusion d'Ambre Atlan, qui signe ici son dernier article et à qui nous dédions l'ensemble de ce numéro