Joël-Peter Witkin - Le Studio de Winter Revue Correspondance(s) 09

Numéro 9

Editeurs scientifiques :

Editeur : UFR des Arts, Université de Strasbourg

ISSN : 09939970

Parution : avril 2001

Prix : 13,50 EUR

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     L'histoire de l'art serait-elle ce long fleuve tranquille où les courants se fondent dans le flux d'influences successives ? On sait que cette façon de concevoir l'histoire a généralement la faveur des manuels qui aiment canaliser les œuvres en mouvements fluides et distincts selon une logistique où tout paraît couler de source. Vasari imaginait ainsi le cours des Vite comme une généalogie d'hommes providentiels escortés d'une flotille de disciples ondoyant en bon ordre ; plus tard, sous la férule de Taine, on préféra se représenter les œuvres comme le produit de viviers ou de terroirs se distribuant dans une géographie pleine d'ismes (Isthmes ?), tandis que d'autres encore l'endigueront en cycles inévitables. En ce domaine comme en d'autre, penser c'est classer et l'ordre des choses veut que tout œuvre se soumette à l'impératif de catégories préconçues.
Mais il arrive aussi que l'œuvre résiste à la taxinomie et revendique parfois une singularité buissonnière. Ces hors normes n'ont rien de nécessairement « énorme », et leurs créateurs pourront même paraître très modestes. L'atypique ne relève-t-il pas plutôt du furtif et ne décèle-t-il pas par ce soupçon de « bizarrerie » auquel Baudelaire et Breton ont su nous rendre attentifs ? Or, c'est bien une intuition de ce genre qui fera s'arrêter devant l'étrange Marché aux poissons de Joaquim Beuckelœr conservé au Musée des Beaux-Arts de Strasbourg. Pour filer la métaphore, nous dirons que ce tableau — sous ses dehors banalement flamands — apporte une sorte de remous réjouissant dans le flux balisé d'un mode iconographique traditionnel — la peinture de genre — et que plusieurs indices sollicitaient en effet notre arrêt sur son image.
Si cette peinture nous interpelle, c'est d'abord le fait de son interprète éponyme : ce marchand de poisson qui nous racole trivialement, une darne de saumon à la main, nous tient un langage riche de symbole est lourd d'équivoques : appel à la jouissance de la chère ou aux jeux de la chair, crudité de la marchandise dont la franchise servirait de programme au réalisme de la scène (à l'image de ces « tranches de vie » qui qualifient le théâtre naturaliste); véhémence enfin de la matière dont toute peinture est faite, car celle-ci s'offre onctueuse, nappée de bons pigments marinés dans l'huile... Mais ces frasques flamingantes passeraient peut-être inaperçues s'il n'y avait l'arrête d'un autre discours, comme fiché dans cet art « de gueule » (rubicond et délectable) : le surplomb d'une parabole évangélique inséré dans l'ouverture à senestre. Suivez l'index du poissonnier de l'indice vous sera révélé : le Christ s'est arrêté à Anvers et ce doigt douteux pourrait bien évoquer celui de Saint-Thomas, tout comme ces poissons qui ont maille à partir avec les filets de la pêche miraculeuse...