Le « monde morcelé » au sein duquel s’inscrit l’entièreté de la réflexion donne son nom à une situation à la fois politique et esthétique. L’expression provient de l’un des tomes des Carrefours du labyrinthe de Cornelius Castoriadis paru en 1990 et désigne un contexte où les projets d’émancipations sociales, qui purent prendre un jour le nom générique de socialisme, semblent être tombés en morceaux. Cet effondrement a rendu visible les ruines d'un idéal de transformation du monde qui s'évertuait à le considérer comme un espace possible de réalisation du commun. Des débris d'utopies sont dès lors discernables dans nombre de territoires des temps contemporains, qu'ils soient géographiques, philosophiques ou filmiques. Que peuvent les œuvres cinématographiques face à la mélancolie politique que donne à vivre la condition présente du monde, diagnostiquée par Bernard Stiegler, André Tosel, Edgar Morin, Daniel Bensaïd ou Pierre Dardot et Christian Laval ? Tout démarre d'un certain constat de disparition ; tout l'enjeu de cette thèse est d'affirmer que des apparitions surgissent par le moyen de l'appareil cinématographique. Survivance des lucioles (2008), l'ouvrage fondamental de Georges Didi-Huberman qui revendique un mot cher à la méthodologie de l’Atlas Mnémosyne (1929) d’Aby Warburg et questionne la position de Pier Paolo Pasolini dans son époque, révèle la tâche centrale du travail mené : formuler un « principe » cinématographique construit autour de la notion de « survivance » et visible au sein d'un corpus d’œuvres cinématographiques inquiétées par les temps contemporains. C’est la pensée d'Ernst Bloch qui s'avère finalement essentielle. L'auteur formule son Principe-Espérance (1954-1959) sur les décombres de la première moitié du vingtième siècle et convoque l'idée d'un héritage du passé à métamorphoser et à faire vivre au sein du temps présent pour ouvrir les chantiers de l'avenir. Les cinémas contemporains arrachent un tel principe à leurs contextes propres pour le faire agir dans le nôtre. En plus du mouvement qui s’incarne dans l’image, nous pouvons appréhender celui qui réanime les désirs déçus. Ainsi les films de Tariq Teguia, de Jia Zhang-ke, de Khalil Joreige et Joana Hadjithomas, d'Amos Gitaï ou de Pedro Costa nous permettent de considérer l'appareil cinématographique comme un foyer (Heimat) de résistance, de mémoire et de propagation face aux désastres que cristallisent la mélancolie et les ruines de Théo Angelopoulos, Bélà Tarr ou Jean-Luc Godard. Relier les morceaux dispersés au sein du monde, telle est la leçon de « l'organisation du pessimisme » enseignée par Walter Benjamin et rendue possible par le cinéma.