En bref
Le 18 mai 2018
de 10h00 à 13h00
Institut Lebel (université de Strasbourg)
4 rue Blaise Pascal, 67000 Strasbourg
salle 00H1
Entrée libre
Journée organisée par Benjamin THOMAS, avec le soutien de l'ACCRA et de la Faculté des Arts (université de Strasbourg).
Les textes que compose Bruno Dumont, en amont de ses films, transgressent les pratiques et structures habituelles de l’écriture scénaristique. La Vie de Jésus (1997), L’humanité (1999) ou P’tit Quinquin (2014) ont fait l’objet de publications qui permettent d’en prendre la mesure. La distribution en séquences, l’indication des actions, les dialogues laissent place à un texte apparemment autonome et assurément littéraire. Par certains aspects, on serait tenté de dire que Bruno Dumont écrit les scripts de ses films comme s'il s'agissait de romans.
« J'écris toujours mes scénarios de cette façon. Je ne peux pas écrire « intérieur/jour », faire un séquencier... Il faut que j'en passe par le littéraire, par cette exploration poétique du terrain. Je n'ai pas peur d'écrire des choses un peu hallucinées : « d’ardents coteaux soulevant de leurs crêtes un ciel tout puissant »... Certains adjectifs sont évidemment infilmables ! Mais la littérature permet de macérer. » (Bruno Dumont cité par Marjolaine Jarry, dans Marjolaine JARRY, « P’tit Quinquin : de l’écrit à l’écran », TéléObs, 25 novembre 2015 [https://teleobs.nouvelobs.com/actualites/20151118.OBS9785/p-tit-quinquin-de-l-ecrit-a-l-ecran.html, consulté le 17/02/18]).
Quelque chose ici résiste d’emblée à la catégorie de l’adaptation. Dumont n'est pas scénariste, sur le strict plan de la méthode, mais il n’est pas non plus comparable à ces romanciers qui, plus tard, s'adaptent eux-mêmes en cinéma. Le « roman » L’humanité, par exemple, est un texte littéraire qui pourrait sembler se suffire à lui-même. Mais il n’en est rien : il est publié après la sortie du film, et aura été écrit en vue du film à venir, qu'il avait pour fin d’aider à advenir. Et cependant : « Quand je filme, ce n'est pas pour illustrer ce qui est écrit. C'est même exactement le contraire : la vision préexiste au texte. » (Bruno Dumont cité par Marjolaine Jarry, dans Marjolaine JARRY, « P’tit Quinquin : de l’écrit à l’écran », TéléObs, 25 novembre 2015 [https://teleobs.nouvelobs.com/actualites/20151118.OBS9785/p-tit-quinquin-de-l-ecrit-a-l-ecran.html, consulté le 17/02/18]).
Les textes de Dumont sont donc littéraires, dans le sens où leur enjeu semble être de consigner par une approche esthétique et un usage hétérodoxe de la langue, des affects et des percepts résistant parfois à la verbalisation (certaines phrases disent bien que c’est un rapport au monde par le regard et les sens que l’on essaie de cerner, au mépris de la syntaxe : « Alors nous, on accélère et on laisse notre Freddy devenir petit, l'abandonne et fonce sur sa route prochaine, mais on s’élève aussi, s'essore donc. » (Bruno Dumont, La Vie de Jésus, Paris, Dis-Voir, 2001, p. 15)). Mais ces textes ne sont donc pas des scénarios, au sens de structures à compléter par les images lors du tournage ; ils ne sont pas des esquisses, des épures. Ces textes sont bien davantage des notes... Le travail d'édition lui-même (chez Dis-Voir, notamment) est intéressant à cet égard : le texte s'accompagne de photos de tournage, comme si ces notes littéraires sur le film à venir coexistaient avec le journal de bord du même film achevé... Un scénario, c’est ce que le film deviendra, ce que le film prolongera, en quelque sorte. En revanche, des notes comme un journal de bord désignent de facto le film comme la chose dont on essaie de se saisir, mais à laquelle le texte reste étranger...
C’est ce singulier rapport d’un cinéaste au littéraire que l’on aimerait interroger, et qui pose en fait nombre de questions. Sur le littéraire lui-même. Sur le rapport du cinéma de Dumont au langage : n’y a- t-il pas dans ce rapport du cinéaste au littéraire quelque chose du rapport de ses personnages au langage, de ses personnages au monde, du langage au réel, des images au monde ? Sur l’écriture de Dumont : son écriture que l’on pourrait qualifier de phénoménologique ; la contamination du texte par l’oralité ; la transcription du dialecte (qui, précisément, est un parler sans forme écrite) ; la proximité parfois contrariée avec certains genres littéraires (réalisme, naturalisme, grotesque)...
Mais il y a plus : dans Camille Claudel 1915 (2013), Dumont convoque la figure de Paul Claudel ; dans Jeannette (2017), le cinéaste procède en fait à un montage de deux textes de Charles Péguy ( [1897] et Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc [1910]) ; le titre de son premier film assume un lien, quel qu’il soit, avec l’ouvrage homonyme d’Ernest Renan (Vie de Jésus [1864]). Dumont, s’il n’est pas adaptateur de lui-même, serait néanmoins adaptateur d’autres textes, et convoquerait donc le littéraire d’autres manières encore. Est-ce parce qu’il trouve, pour le dire avec Deleuze, des « idées en cinéma » grâce à des « idées en roman » ? Cet aspect-là du rapport du cinéaste au littéraire sera à interroger également.