Conférence de Raphaël Szöllösy « Figures cinématographiques des chantiers : construction de l’avenir et multiplicité des temps » 11 mai 2023

Résumé

     Figures troublantes du temps et de l’espace, les chantiers exercent un attrait que le cinéma aura su démontrer. « Entre-deux permanent », lieu « indéterminé et ambivalent », partagé entre « fondation et éboulement » (Colard, Singer, 2010) : une célèbre expérience filmique des Frères Lumière confère une pleine image à ces caractéristiques (Démolition d’un mur, II, 1896). Auguste est le contremaître qui dirige l’opération menée par trois ouvriers. L’on pousse une paroi d’un habitat qui n’en a plus beaucoup. Gravats et nuage de poussière emplissent le cadre. Et déjà à l’aube du cinématographe, l’on s’amuse de la réversibilité. L’analyse de la figure des chantiers au cinéma nous plonge dans une poétique – celle des débris, des outils, du travail – et oblige à nous confronter aux réjouissantes inquiétudes que suppose tout paradoxe. Qu’est-ce que construisent les chantiers au cinéma ? Car outre les faits qui y sont documentés – l’installation d’une centrale en Ukraine (Dziga Vertov, La Onzième année, 1928) aussi bien qu’un barrage en Chine (Jia Zhang-ke, Still Life et Dong, 2006), – ces espaces ouvrent à la possibilité de considérer les films comme des foyers, en revendiquant l’origine allemande du terme : « Dès qu’il se sera saisi et qu’il fondera ce qui est sien dans une démocratie réelle, sans dessaisissement et sans aliénation, naîtra dans le monde quelque chose qui nous apparaît à tous dans l’enfance et où personne encore n’a jamais été : le Foyer – Heimat (Bloch, 1991) ». Les enjeux de la fondation d’un tel foyer, ou de la crainte de sa disparition, s’incarnent chez Edgar Reitz (Heimat, 1984 à 2013), Amos Gitaï (Bait, 1980) Filippos Koutsaftis (Agelastos Petra, 2000) ou Mercedes Alvarez (Mercado de futuros, 2011). Ces images en mouvement invitent à considérer le cinéma comme une demeure pour la mémoire, comme un refuge face à la fugacité des souvenirs, comme un havre de survivances contre l’inéluctabilité de la perte. Mais aussi comme un répertoire de formes capables de métamorphoser nos perspectives à venir : en saisissant les multiples promesses qu’esquissent les chantiers dans une pluralité d’espaces et de temps, peut- être sommes-nous mieux armés pour penser nos propres futurs.

Biographie

     Maître de conférences en études cinématographiques à l’Université de Strasbourg, Raphaël Szöllösy a exploré, à travers ses publications et communications, l'œuvre de plusieurs cinéastes issus de multiples contextes géographiques et sociaux, de Pier Paolo Pasolini (« Pier Paolo Pasolini » dans le Dictionnaire d'Iconologie filmique dirigé par Emmanuelle André, Jean-Michel Durafour et Luc Vancheri, Presses universitaires de Lyon, 2022), à Tariq Teguia, à partir d’une méthodologie d’analyse travaillée depuis la philosophie politique d’Ernst Bloch jusqu’à celle de Cornelius Castoriadis. L'aptitude critique de l'appareil cinématographique à traverser les temporalités est inhérente à sa pratique d’enseignement et de recherche, tout comme les notions d'héritage, de spectrographie (« Spectrographie filmique de l’utopie : pour une mélancolie active des images en mouvement », Les Cahiers du GRM, n°14, « Archéologie du passé, mélancolie du présent – 2 », dirigé par Andrea Cavazzini, Antoine Janvier et Oriane Petteni, 2019), ou d’images résistantes (Images indociles, co-dirigé avec Benjamin Thomas, dossier de la revue Débordements, en ligne, 2021). Son travail le plus actuel est consacré à Paul Robeson, ses liens iconologiques avec la figure de Toussaint Louverture, et la riche constellation de personnalités qui collaborèrent avec lui (« L’Unité par le multiple. Sur Native Land (1942) de Leo Hurwitz et Paul Strand », Revue Ecrans – Aux marges de l'idée de montage : pensées et pratiques, numéro dirigé par Robin Cauche et Raphaël Jaudon, Classiques Garnier, 2022).