Figures troublantes du temps et de l’espace, les chantiers exercent un attrait que le cinéma aura su démontrer. « Entre-deux permanent », lieu « indéterminé et ambivalent », partagé entre « fondation et éboulement » (Colard, Singer, 2010) : une célèbre expérience filmique des Frères Lumière confère une pleine image à ces caractéristiques (Démolition d’un mur, II, 1896). Auguste est le contremaître qui dirige l’opération menée par trois ouvriers. L’on pousse une paroi d’un habitat qui n’en a plus beaucoup. Gravats et nuage de poussière emplissent le cadre. Et déjà à l’aube du cinématographe, l’on s’amuse de la réversibilité. L’analyse de la figure des chantiers au cinéma nous plonge dans une poétique – celle des débris, des outils, du travail – et oblige à nous confronter aux réjouissantes inquiétudes que suppose tout paradoxe. Qu’est-ce que construisent les chantiers au cinéma ? Car outre les faits qui y sont documentés – l’installation d’une centrale en Ukraine (Dziga Vertov, La Onzième année, 1928) aussi bien qu’un barrage en Chine (Jia Zhang-ke, Still Life et Dong, 2006), – ces espaces ouvrent à la possibilité de considérer les films comme des foyers, en revendiquant l’origine allemande du terme : « Dès qu’il se sera saisi et qu’il fondera ce qui est sien dans une démocratie réelle, sans dessaisissement et sans aliénation, naîtra dans le monde quelque chose qui nous apparaît à tous dans l’enfance et où personne encore n’a jamais été : le Foyer – Heimat (Bloch, 1991) ». Les enjeux de la fondation d’un tel foyer, ou de la crainte de sa disparition, s’incarnent chez Edgar Reitz (Heimat, 1984 à 2013), Amos Gitaï (Bait, 1980) Filippos Koutsaftis (Agelastos Petra, 2000) ou Mercedes Alvarez (Mercado de futuros, 2011). Ces images en mouvement invitent à considérer le cinéma comme une demeure pour la mémoire, comme un refuge face à la fugacité des souvenirs, comme un havre de survivances contre l’inéluctabilité de la perte. Mais aussi comme un répertoire de formes capables de métamorphoser nos perspectives à venir : en saisissant les multiples promesses qu’esquissent les chantiers dans une pluralité d’espaces et de temps, peut- être sommes-nous mieux armés pour penser nos propres futurs.